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6/ VILLAGE

12 juillet / 31°C / Témoin : Anahi / Durée : 2h

   C'est au centre de la place des Carmes, entre deux terrasses, que j'entame la procession d'aujourd'hui. Il fait moins chaud. Des nuages parsèment le ciel et cachent le soleil. Rituel.

   En déboutonnant ma chemise, je parcours des yeux le bâtiment qui me fait face et lit les lettres de sa devanture, « Théâtre des Carmes », accolées à un nom bien connu, « André Benedetto ». C'est l'initiateur du festival Off, celui par qui tout a commencé. En 1966, il présente en ce lieu son spectacle « Statues », en marge du festival (qu'on n'appelait pas encore le In), alors qu'il y avait été invité. Un mouvement de révolte artistique contre l'institution en somme, ouvrant la voie à d'autres artistes qui viennent depuis présenter leurs créations dans un « hors-festival ».

   Gérard Gélas, du théâtre du Chêne Noir, explique : « Au début, personne ne vient à Avignon en se disant qu'il va « vendre » son spectacle. Les artistes ont surtout l'impression de faire la nique au système. Ce qu'ils veulent dire aux directeurs de centres dramatiques, aux directeurs de festivals, c'est qu'on n'a pas besoin d'attendre l'autorisation du papa culturel pour jouer. Pour eux, pour moi, le théâtre, c'est un engagement politique. On n'a pas de moyens, pas de lieu et, au début, on n'a même pas de public mais ça n'a pas d'importance... On joue, on existe. »*

   À partir des années 1980, le ton du festival Off change. Il devient avant tout un moyen pour les compagnies de se faire connaître. On connaît la suite.

 

   Je traverse les terrasses et un enfant malicieux vient à ma rencontre. Il rit et se cache derrière Queen Icarus. Je me retourne et il tourne aussitôt. Un jeu de cache cache s'improvise alors. Depuis le début du festival, le regard que les enfants portent sur le personnage de Queen Icarus est toujours source de surprise. C'est un regard amusé et curieux, interrogateur mais jamais moqueur. Je me souviens de cette remarque que j'ai eu d'un enfant quand j'ai réalits la performance à Poitiers : Regarde, un roi avec des bottes de madame.

 

   Nous jouons.

   Désolé, il ne tient pas en place, nous lance le père.

 

   Là-bas les portes d'une église sont ouvertes. Alors j'y entre. Je ne serai jamais autant entré de mon plein gré dans des églises qu'en tant que Queen Icarus. Je ne suis pas croyant, mais enfant j'ai reçu une éducation chrétienne et souvent j'ai fréquenté les églises avec ma famille. Je les ai désertées depuis que j'ai l'âge de penser la religion par moi-même et finalement je me rends compte que j'aime bien entrer dans des églises avec Queen Icarus. Plaisir qu'il faudrait que j'interroge.

   Il n'y a personne dans celle que je visite. Seuls quelques témoins et un photographe m'accompagnent pour assister à ma... procession... Je m'avance dans l'allée centrale : le bruit des talons contre la pierre raisonne (c'est peut-être cela que j'aime le plus). Comme quelqu'un qui frappe à la porte et cherche à signifier sa présence. Là, une représentation du Christ sur la croix, entouré de deux anges. Pas besoin d'ailes pour chuter. Je m'assieds et je reste là un bon moment. C'est apaisant.

 

   Quand je ressors, je me dirige vers le nord-est d'Avignon. Plus je m'éloigne du centre, moins il y a de monde. Je me retrouve même parfois seul dans les rues. Et c'est une étrange sensation. Seul, je me sens ridicule et je me pose la question : Est-ce que Queen Icarus peut exister sans témoin ? Sans être regardé.e ?

 

   Plus tard je me retrouve sur une fontaine que je connais déjà, sur la place Louis Pasteur. J'y prends une pause pour me rafraîchir. Là, on me demande des photos et je ne sais jamais quelle posture adopter. Je n'ai pas envie de sourire. Vous êtes le roi mais vous avez l'air triste, qu'on me dit. Je me dis que l'un n'empêche pas l'autre et ça, ça me fait sourire.

 

   Sur la route, j'ai l'impression de reconnaître une silhouette, une démarche.

   Il te ressemble. Cela me fait un peu peur, un peu hésiter. Il a des ressemblances qui m'empêcheraient presque de marcher.

 

   Je descends la rue Guillaume Puy, des artistes m'encouragent. Non, courage à vous !

   Je tourne à gauche et passe sous une arche artificielle. Celle qui indique que plus loin se situe le fameux Village du Off. Dans la rue qui y mène, il y a plein de petits groupes constitués de tracteurs qui expliquent des spectacles à des festivaliers plus ou moins attentifs.

 

   L'entrée du Village du Off a de quoi retenir mon attention. C'est une sorte de sas dans lequel on a déroulé un tapis rouge et dont les murs sont une mosaïque qui représentent toute la démesure du festival. Les visuels des 1538 spectacles y sont affichés dans des versions miniatures, offrant aux yeux une avalanche de couleurs. On s'y perd. On s'y noie.

   Tous les ans, c'est une sorte de jeu. Un « Où est Charlie » du spectacle qu'on a vu ou qu'on va voir. Et si on entre dans la cour du Village, les tracts de tous les spectacles sont à disposition, dans de grands présentoirs, qu'une hôtesse ne cesse de ranger.

 

   J'arrive au beau milieu d'une conférence sur l'histoire du féminisme. J'écoute un peu.

 

   Puis je reviens dans le sas d'entrée. Et de sortie. Ça me paraît être l'endroit parfait pour le rituel de fin. Je le fais sans musique cette fois. Sans elle je me sens nu et me rend compte qu'elle m'est essentielle, qu'elle me porte.

 

   Rituel de fin.

   Queen Icarus disparaît sous les yeux des 1538 spectacles qui attendent qu'on les regarde.

 

 

 

 

 

*Gérard Gélas cité dans Joël Rumello, Réinventer une utopie, le Off d'Avignon, Boulogne-Billancourt, Ateliers Henry Dougier, 2016, p.38-39

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photo : Anahi Guevara
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