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5/ NEFS

10 juillet / 32°C / Témoin : Anahi / Durée : 2h

   Le rituel de départ prend place non loin de la gare, à côté d'un point d'eau sur le Cours Jean Jaurès. Il fait chaud. Très chaud. Je marche et à peine ai-je fait quelques pas que mes blessures aux pieds se réveillent malgré les pansements. Les bords tranchants des talons neufs me coupent la tranche du pied. Tout au long du chemin, je n'aurai de cesse de trouver des techniques pour éviter la douleur.

   Je traverse des étalages de livres. Les premiers regards curieux s'éveillent et les premières questions se posent. Qu'est-ce que c'est ? Anahi, de retour, explique.

   Je ferai plusieurs détours par rapport au trajet que j'avais préparé. Des endroits qui m'appellent et m'attirent sur le moment. Comme le Cloître Saint-Louis que je n'avais pas prévu de visiter. Escale. Je passe l'accueil, Anahi présente ses sacs au vigile.

   Le Cloître Saint-Louis, c'est un espace du In. Un passage presque obligé pour les spectateurs. Et pour cause, il abrite la billetterie du festival. C'est un lieu plutôt calme, entre l'ombre et le soleil au centre duquel gît une fontaine ; une pierre ruisselante recouverte de mousse. À côté, sur une estrade, on prépare une conférence pour les professionnels du spectacle vivant.

   La veille j'ai réservé quelques places pour des spectacles du In. Je n'avais pas prévu d'aller les chercher aujourd'hui, mais puisque je suis à côté de la billetterie... Sous les arches, je passe à côté d'un tableau constitué d'une multitudes de papiers blancs et d'écritures manuscrites aussi différentes les unes que les autres. D'un côté les places « A VENDRE », de l'autre les places qu'on « CHERCHE ». J'y ai passé du temps devant ce tableau les années précédentes, ne prévoyant que rarement les spectacles que j'allais voir. Beaucoup se retrouvent complets dès l'ouverture de la billetterie, quelques jours avant le commencement du festival, et ce tableau devient alors une des seules chances pour obtenir une place. J'y jette un œil ; je recherche un billet pour KREATUR, de Sasha Waltz... Pas de chance, je reviendrai plus tard.

   J'entre dans l'espace billetterie en saluant d'un sourire les jeunes ouvreurs habillés de rouge, eux aussi. Oh ! Je pense qu'il se passe quelque chose de bizarre... j'entends venir d'une caisse.

   Je m'approche d'un comptoir et tends à l'hôtesse ma carte d'identité. Étrange sensation... l'espace de quelques secondes je me sens comme longer une frontière. Entre Queen Icarus et Matthias Bardoula. Déclinant mon identité, de par ce papier officiel, je reprends même une posture quotidienne, accoudé au comptoir, oubliant le statut de reine. Ou le confondant à mon état civil. Quelle part de Matthias Bardoula et quelle part de Queen Icarus y a -t-il à ce moment précis ? Entre ce que l'état me dit que je suis, et ce qui réside en puissance ?

   Je retire mes billets.

   En sortant du cloître, une dame nous interrompt.

   Qu'est-ce que c'est ? Vous faites un spectacle ? Parce qu'une performance... une performance ça ne veut rien dire. Il va danser, il va faire quelque chose ?

   Je vais être là, madame. Je suis là, c'est tout. C'est déjà quelque chose. Non ?

   Je lui réponds simplement un sourire.

 

   À l'entrée de la rue de la République, plusieurs jeunes me demandent une photo. J'acquiesce. Je me sens comme Johnny. Ou Minnie dans une parade Disney. Au choix.

   Je tourne rue Henry Fabre et parvient à un carrefour. Devant, c'est la rue des Lices. À droite, la place des Corps Saints. Et à gauche la rue des trois faucons qui mène à place Saint-Didier. Je suis un peu perdu. Il y a des voitures qui circulent avec difficulté, des passants qui me prennent en photo, d'autres qui demandent des explications. Et j'ai mal aux pieds. Place des Corps Saints ! Ce n'était pas le chemin prévu, mais elle m'appelle. Alors je la traverse et arrive Église des Célestins. Je me prends un temps sur le parvis pour retirer mes talons et sécher mes pieds dégoulinant d'efforts. Une dame alors s'approche : Excusez-moi, c'est en rapport avec l'exposition ? Oh pardon, je croyais, j'en ressors et je pensais que c'était la continuité des tableaux.

  

   Ni une ni deux, j'entre dans l'église. C'est la « Nef des images », un autre lieu du In que je n'avais jamais visité. Le contraste entre la lumière du dehors et la pénombre du dedans est violent. Petit temps d'adaptation. A l'entrée, Thomas Jolly, un des chouchous de la scène théâtrale contemporaine, nous raconte et nous explique à travers un écran l'histoire du théâtre. Le son, trop bas pour être entendu, est recouvert par celui des vidéos diffusées un peu plus loin. Des vidéos de spectacles captés par la Compagnie des Indes. Là, c'est Trajal Harrell qui chante.

   L'ambiance de l'église est apaisante. Il fait frais. Et j'aperçois dans certaines alcôves des peintures accrochées aux murs. C'est l’œuvre de Claire Tabouret, l'auteure de l'affiche du In cette année qui met en scène des portraits d'enfants au regard fixe.

« À l'église des Célestins, le sol en terre tendre, le silence et la lumière intime se mettent au diapason d'une peinture mondialement célébrée. Cette fixité de la présence, l'artiste lui a trouvé une déclinaison précieuse dans l'oeuvre-vie d'Isabelle Eberhardt (1877-1904) qui, de femme européenne à homme musulman, traversa de multiples identités avant de disparaître, noyée et engloutie sous la terre qu'elle recherchait tant. Les êtres masqués de latex de la série Les étreintes lui sont proches dans leur jeu fétichiste, au beau milieu de paysage touchés également par l'indistinct et le trouble. » (Programme du festival In)

   Je reste plusieurs minutes face à un tableau dont les personnages me fascinent. En fond, Trajal continue à chanter.

 

   Je sors de l'église, retraverse les Corps Saints, et prends la rue des Lices. Une rue longue et ensoleillée dont les murs et les grilles sont tapissés d'affiches. C'est la « Nef des images » du Off. Un musée à ciel ouvert où l’œil ne sait plus où donner de la tête. Parfois, un visuel attire mon attention.

 

   Sur le chemin, une adolescente se permet de me toucher le bras en passant. Ça fait rire ses camarades.

 

   Je n'irai pas jusqu'où je voulais aller ; les escales m'ont pris du temps. Alors je tourne à gauche pour le rituel de fin, en face de l'Atypik Théâtre, un petit lieu du Off. Quelques minutes plus tard Queen Icarus disparaît.

 

  De retour à mon appartement, je me renseigne sur la vie d'Isabelle Eberhardt et retient la description que le général Lyautney en faisait : « Elle était ce qui m’attire le plus au monde : une réfractaire. Trouver quelqu’un qui est vraiment soi, qui est hors de tout préjugé, de toute inféodation, de tout cliché et qui passe à travers la vie, aussi libérée de tout que l’oiseau dans l’espace, quel régal ! Je l’aimais pour ce qu’elle était et pour ce qu’elle n’était pas. J’aimais ce prodigieux tempérament d’artiste, et aussi tout ce qui en elle faisait tressauter les notaires, les caporaux, les mandarins de tout poils. »

 

À la fin de la journée, je nettoie mon costume, vide mon sac et range la carte d'identité qui traînait au fond.

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