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10/ TÉMOIN

18 juillet / 34°C / Témoin : Emmanuel / Durée : 2h

   Courte nuit.

   Aujourd'hui le rituel de départ commence directement devant le Palais des Papes. Il n'y a pas grand monde et je me sens perdu sur cette grande place, écrasé par la pierre ensoleillée du bâtiment. Mais je suis toujours surpris de l'effet que produit ce rituel de départ, ce lent strip-tease qui révèle les couleurs flamboyantes de Queen Icarus. Voir dans les yeux des gens la curiosité et la surprise. Tiens il se passe quelque chose... Les yeux qui se posent, ceux qui ne font que passer, ayant vu qu'il se passait quelque chose, ceux qui ne voient pas ou qui n'ont pas vu.

   Je prends mon temps avant la déambulation. Je m'allonge quelques minutes sur les pavés devant le Palais. Brûlants. Je lézarde. La tête posée contre le sol j'entends tout Avignon qui résonne. J'entends les pas de ceux qui paradent, qui luttent, qui s'acharnent à se montrer pour exister. À faire en sorte que le combat ne soit pas vain, qu'il y ait un demain. J'entends leurs éclats de joie et de panique.

   Je lézarde sur des pavés brûlants. Avignon scintille.

 

   Marcher m'épuise de plus en plus. Les pauses seront fréquentes.

  Sur la route, à peine la procession commencée, réaction très étrange mais intéressante de deux adolescentes. D'abord elles se moquent. Elles rient et émettent des commentaires qui traduisent leur incompréhension. Mais elles regardent, et je les regarde. Plus je les regarde, plus elles rient. Pour cacher la gêne sans doute. Elles prennent des photos et des vidéos. Commentent toujours. Mais elles regardent et m'accompagnent quelques minutes. Bientôt elles ne rient plus. Elles observent simplement. Quelques rictus subsistent. Puis elles disparaissent. J'aurasi voulu savoir quel chemin leur pensée a-t-elle parcouru.

 

   Premier arrêt contre un mur dont le relief permet une assise. Le soleil a chauffé la pierre ; c'est désagréable. C'est un endroit stratégique pour qui veut performer dans la rue et se rendre visible, un lieu de passage entre le Palais et la place de l'Horloge. Je m'arrête quelques instants. Photographes. Regards. Un homme passe et me montre en s'en allant le carnet à dessin sur lequel je reconnais la silhouette de Queen Icarus. Croquée. Le dessin me surprend, être dessiné me surprend ; je souris.

 

   Place de l'Horloge, arrêt sur les marches de la mairie. Je retire mes talons, laisse couler l'eau de mes efforts. Plus les jours passent, plus je fonds.

 

   Pourquoi tu fais ça ? Pourquoi tu te mets des talons aiguilles ? me lance un type assez nerveusement.

 

   Je descends la rue Saint-Agricol. Une rue que je connais bien et qui me renvoie beaucoup de souvenirs. Je l'ai empruntée tous les jours de juillet la première fois que je suis venu au festival. Stagiaire au théâtre du Petit Louvre. Une expérience riche en émotions et en rencontres. Ce n'était pas un spectacle, mais cela reste un de mes plus beaux moments de festival.

   Sur la place du Palais, il y avait cette jeune fille qui me prenait en vidéo avec son téléphone sur une perche à selfie. Elle me regardait, mais de dos. Je ne voyais pas ses yeux. Elle voyait sur un même plan ce qu'il y avait derrière elle et devant elle. Quelle chance elle a. Je n'ai pas les outils pour mettre sur un même plan ce qu'il y a derrière et devant. Si je veux regarder derrière, je dois m'arrêter. Stopper ma marche. Sinon je me déséquilibre et je tombe.

   Je passe devant la galerie du théâtre, la regarde un instant. Fixe.

 

   Un arrêt sur une borne qui borde la rue Joseph Vernet. Une fois de plus je retire mes talons et déverse l'eau. Un petit groupe de témoins s'est agglutiné tout autour pour assister à la présence de Queen Icarus. C'est émouvant de voir quelqu'un s'arrêter pour regarder quelqu'un d'autre. Je trouve cela encore plus beau de regarder une personne qui regarde une personne. C'est en quelque sorte le rôle de mes témoins, ceux qui m'accompagnent pendant la performance. De regarder les autres regarder Queen Icarus.

 

   Je voudrais former une chaîne de témoins !

Quelqu'un qui regarde quelqu'un qui regarde quelqu'un qui regarde quelqu'un qui regarde quelqu'un qui regarde quelqu'un qui regarde quelqu'un qui regarde quelqu'un qui regarde quelqu'un qui regarde quelqu'un qui regarde quelqu'un qui regarde quelqu'un qui regarde quelqu'un qui regarde quelqu'un qui regarde quelqu'un qui regarde quelqu'un qui regarde quelqu'un qui regarde quelqu'un qui regarde quelqu'un qui regarde quelqu'un qui regarde quelqu'un qui regarde quelqu'un qui regarde quelqu'un qui regarde quelqu'un qui regarde quelqu'un qui regarde quelqu'un qui regarde quelqu'un qui regarde quelqu'un qui regarde quelqu'un qui regarde quelqu'un qui regarde quelqu'un qui regarde quelqu'un qui regarde quelqu'un qui regarde quelqu'un qui regarde quelqu'un qui regarde quelqu'un qui regarde quelqu'un qui regarde quelqu'un qui regarde quelqu'un qui regarde quelqu'un qui regarde quelqu'un... ad libitum

   Que chacun soit Queen Icarus pour quelqu'un d'autre.

 

   Place Crillon. Rituel de fin.

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