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3/ PAVÉS

   Aujourd'hui, suite à un imprévu, Anahi ne peut pas m'accompagner. Je dois trouver d'urgence quelqu'un pour la remplacer si je veux performer dans l'après-midi.

   Une solution, trouver une solution.

   J'envisage d'appeler des amis mais ils travaillent eux aussi... j'évite de déranger. Alors je jette un œil sur le site avignonleoff.com dans la rubrique des petites annonces. Ça fourmille de jeunes qui cherchent à se faire un peu d'argent en tractant pour les compagnies. Bingo ! Je contacte un numéro. Au bout du fil : Samy. Ce sera mon témoin du jour.

   On se donne rendez-vous Place Pie à 13h, une heure avant d'entamer la procession. Je dois le briefer très rapidement sur la performance, les manipulations à exécuter pour gérer la musique, lui expliquer l'essence du projet au cas où on l'interrogerait.

 

   13h45. Je m'installe au centre de la place Pie, sous un arbre (optimiser les espaces d'ombre!). Les terrasses des bars ne sont pas bien remplies à cette heure et en ce jour. Elle seront envahies dans quelques temps à l'occasion des matchs de foot.

   J'entame le rituel de départ. Chaussures, sac, musique, chemise, lueurs, regards, pantalon, talons, couronne. Queen Icarus.

   Je fais le tour de la place. Quelques photos.

   Tiens, un « vu à la télé » ! Tiens une amie, Louise ! Sa présence me réchauffe le cœur, me motive.

   Le soleil tape fort aujourd'hui, ce sera une lutte. La procession d'il y a deux jours m'a laissé quelques écorchures aux pieds et déjà je ressens une certaine douleur. Ça frotte à chaque pas mais qu'importe ! Malgré les blessures, il faut marcher.

   Rue de la Bonneterie, une petit rue à l'ombre. Ça fait du bien. Je passe à côté du théâtre où Laurène travaille. Je jette un œil, elle me sourit. Elle m'avait reconnu à la musique. Une musique qu'elle connaît bien ; elle a été témoin quelques mois auparavant.

 

    - Vous faites la promotion d'un spectacle où c'est le plaisir de sortir comme ça ?

 

   J'arrive au carrefour juste avant la rue des teinturiers. Un carrefour stratégique pour la promotion des compagnies. La rue des teinturiers, c'est une des rues les plus connues d'Avignon. Tout ce qu'il y a de plus charmant : un cours d'eau, l'ombre des arbres, quelques percées de soleil, les cigales. Il y fourmille une multitude de petits théâtres dont les files d'attente obstruent la circulation. Ici, impossible de marcher sans se faire alpaguer toutes les deux secondes par des artistes ou des tracteurs. Ils attendent, postés aux coins des terrasses ou à la sortie des théâtres. L'année dernière c'était moi à leur place.

   Au carrefour des teinturiers donc, je me faufile entre les parades des autres. Là, une compagnie fait la promotion de son spectacle en chantant. Je baisse alors ma musique pour ne pas déranger les artistes. Queen Icarus n'entre pas en concurrence, n'a pas pour intention de nuire aux autres parades. C'est une ombre rouge née des espoirs de chacun et dont la marche expose à quel point Avignon est une épreuve, physique et psychologique, pour les artistes. Queen Icarus est la sueur qui dégouline de leurs fronts.

   Avant de m'engouffrer dans la rue des teinturiers, je m'arrête à une ligne bien précise. Celle qui démarque le sol plat des pavés infernaux qui tapissent le long du chemin. Les pavés du Palais des Papes ne sont rien à côtés de ceux-là, malins et perfides. Je franchis la ligne, premier pas... la route sera longue ! Appui, appui, appui. Tout va très vite à côté, ça circule. Les passants laissent derrière eux un léger courant d'air tant ils vont vite. Ou bien est-ce moi qui vais lentement ? C'est une étrange sensation que d'être à contre-courant de la dynamique d'une rue.

   Je ne tomberai pas ! Je continue à avancer !

   Les regards se sont transformés. On ne regarde plus la couronne, ni la combinaison. Ce sont les talons de quinze centimètres qui attirent l'attention. On les filme même. Ce sont les ailes qui me portent.

 

   - Ah ça moi je ne pourrais pas !

   - Il ne finira jamais le mois !

   - Vous jouez dans quel spectacle ?

 

   Je peine. Mes muscles sont contractés pour parer à tout déséquilibre. Mon visage aussi. Des artistes qui paradent sous une petite voiture bleue en carton passent à côté de moi : Eh ! Un peu de joie de vivre ! qu'ils me lancent.

   Non. Pourquoi ? Pourquoi je devrais afficher mon plus grand sourire alors que je suis en situation de difficulté, qu'avancer me prend du temps, que mes pieds sont douloureux. Non. Je ne me forcerai pas à sourire pour faire croire que tout est facile.

 

   Au milieu de la rue, je m'arrête. Je regarde les gens passer. Certains me bousculent sans me voir et risquent de me faire chuter. Si je chute, et alors ?

 

   Une dame se poste pile devant moi et me dévisage : C'est quoi ce truc ? qu'elle me lance de manière hautaine. C'est la première remarque qui me chahute de l'intérieur. Quoi, vous êtes muet ? C'est que le truc n'a pas très envie de répondre...

 

   Une autre dame : Bravo pour les talons, j'ai beaucoup d'empathie.

 

   Je reprends la marche.

  Mon rythme cardiaque s'accélère, il fait très chaud. La combinaison devient désagréable mais j'avance. Là-bas je vois au loin une terre promise, le bout de la rue, une terre plate.

   J'y parviens enfin, sans avoir chuter.

 

   Il me reste toute la rue Guillaume Puy à remonter. Elle est longue mais à l'ombre. Tout en haut c'est la place Louis Pasteur, charmante elle aussi, avec sa fontaine. Non loin de là, il y a le Collège de la Salle, un théâtre qui prend place « dans l'enceinte arborée d'une école chrétienne de premier plan », spécialisé dans le jeune public. Il y a deux ans, j'y ai passé toutes mes journées, en tant que stagiaire assistant d'une compagnie. Une expérience psychologiquement très difficile.

 

   L'humain est une route pavée.

 

   Je m'assieds sur le rebord de la fontaine, plonge ma main dans l'eau rafraîchissante. Deux pigeons viennent piquer une tête. Je leur souris. Rituel de fin.

8 juillet / 33°C / Témoin : Samy / Durée : 2h

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