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-1 / PARADE

   Après neuf heures de train dont une et demie de retard, la voix saturée du contrôleur retentit dans les hauts parleurs et annonce enfin le terminus : Avignon. A peine la porte du wagon s'est-elle ouverte que la chaleur étouffante de la ville me saute à la gorge. Une chaleur sèche à laquelle il faudra que je m'habitue de nouveau.

   La gare d'Avignon centre n'est pas spécialement grande, pas spécialement belle. Somme toute assez basique. Mais je l'aime bien. Tous les ans depuis quatre ans elle me voit débarquer en son sein début juillet avec mes bagages et me voit repartir à la fin du mois chargé de deux ou trois sacs de plus. J'y ai laissé exploser ma joie la première année en arrivant, j'y ai retrouvé des personnes qui m'étaient chères et j'y ai même versé quelques larmes. Oui, cette gare je commence à bien la connaître.

   Et je sais exactement quelle vue j'aurai quand je sortirai du hall. Deux tourelles qui se font face et constituent une brèche dans une une muraille qui s'étend de part et d'autre. C'est la porte de la République, une des seize portes qui parsèment les remparts du centre historique d'Avignon.

   Au loin, on aperçoit la foule.

 

   Avignon m'invite à pénétrer dans son enceinte. Je ne le ferai pas tout de suite car je dois retrouver la propriétaire du studio dans lequel je logerai pour le mois. Et ce dernier se situe extra-muros.

   Je m'en sors plutôt pas mal. Ce n'est pas exceptionnel mais ça fait le travail. Pour pas trop cher. On s'entend : « pas trop cher » au vu du prix moyen d'une location d'un meublé en période de festival. C'est un des premiers abus que l'on trouve dans le microcosme avignonnais en juillet : les propriétaires qui profitent du beau petit monde, artistes et festivaliers confondus, pour se renflouer les poches en louant leur bien, souvent à la semaine, pour des prix exorbitants.

 

   Je m'installe, range mes vêtements (des T-shirts et des bermudas surtout, quelques chemises aussi), sors le ventilateur (indispensable, vital même) et enclenche la position 2. C'est la plus forte mais elle est en panne et fonctionne avec la même intensité que la position 1. Psychologiquement je me dis que... bon.

   De mon sac je retire quelques carnets, mais surtout deux livres que je dispose bien en évidence sur le bureau. Deux bibles, que je sais que je ne pourrai pas relire pendant le mois, mais qui m'aideront à me motiver et à me rappeler pourquoi je suis ici. Le premier est jauni par le temps. C'est L'envol d'Icare* de Jacques Lacarrière, un essai qui décortique le mythe de cet « homme oiseau nanti d'ailes artificielles, premier aéronaute de l'espace, shaman ou initié appelé à monter au ciel, homme papillon qui se brûle au soleil ». Le second, plus récent, m'a été prêté par une amie, et a été écrit par Joël Rumello : Réinventer une utopie, le Off d'Avignon**. Fascinant ouvrage qui, lui, décortique cet événement qui rassemble cette année 1538 spectacles. Nouveau record.

   Les livres sont là, leurs auras s'entremêlent.

 

   Lorsque j'ouvre le prochain sac, je prends toutes mes précautions et manipule le contenu avec délicatesse. A l'intérieur se trouve Queen Icarus, en sommeil. Deux paires de talons rouge, deux combinaisons en vinyle, une enceinte et des couronnes. C'est là, qui attend d'être libéré, comme un chat qui attend qu'on lui ouvre sa cage de transport. J'essaie de tout bien ranger, de manière logique. Je ne suis pas organisé pour un sou, alors je me dis qu'il ne faut pas prendre le train en marche mais avant sa sortie de gare.

   Neuf heures tout de même...!

   Je ne perds pas de temps, j'ai rendez-vous avec Laurène (c'est elle qui m'a prêté le livre), pour boire un verre avant la Grande Parade. La grande parade d'ouverture du Off. C'est devenu une tradition. Depuis 2008, une grande partie des compagnies du Off défilent, déambulent, paradent selon un trajet défini pour annoncer le commencement du festival. Pour les artistes, c'est surtout l'occasion de se faire voir, de commencer la promotion, de distribuer des tracts.

   Pour autant que je me souvienne, lors des trois années précédentes, la parade avait lieu Rue de la République, la rue qui prolonge la fameuse porte du même nom (gare, tourelles, muraille...). Parfois dans un sens, parfois dans l'autre, parfois jusqu'au Palais des Papes, le lieu culte du In. Cette année la parade débutera Place Pie, en plein centre de la ville pour aller rejoindre le village du Off, « un lieu d'échange, de rencontre, de débat, de convivialité et de fête dédié aux différents acteurs du festival Off d'Avignon. Il dispose d'un espace de restauration et de détente équipé de transats. »***

 

   Je franchis donc les remparts.

   Où je suis ?

   Déterminé, je mets un certains temps à me rendre compte des nouvelles affiches. Je n'ai plus le regard émerveillé face aux centaines de visuels décorant les murs de la ville. Il y en a d'ailleurs déjà une quantité qui traîne sur le sol.

   Vraiment, où je suis ?

   J'ai du mal à me repérer. Est-ce la fatigue des heures de train qui se font ressentir ou... j'ai l'impression que tout est à l'envers. Fatigue des heures de train.

 

   Je retrouve donc Laurène et nous nous installons au Conservatoire, un bar de la place Pie. La terrasse n'est pas spécialement grande, pas spécialement belle, mais je l'aime bien. J'y ai retrouvé des personnes qui m'étaient chères et j'y ai même versé quelques... c'est faux. Mais je l'aime bien.

   Autour de nous c'est foule et brouhaha ; la parade se prépare (comment se prépare-t-elle d'ailleurs?).

   Attablés nous commandons et j'en profite pour aller chercher des programmes du Off dans un petit théâtre à proximité. Il y a toujours un petit théâtre à proximité. J'en prends deux et nous feuilletons ce mastodonte de papier avec en fond sonore des congas africaines, musique orientale, speech forain, hurlements et tambourins, tout cela en même temps. Dur de faire le tri, auditivement parlant.

   Mon doigt glisse sur les fines pages de l'annuaire, tourne les feuilles par paquets de dix, rien n'attire mon attention ; fatigue des heures de train. Et puisque nous sommes en terrasse avec devant nous la bible des spectacles, les artistes n'hésitent pas à venir nous conseiller leur création et nous délivrer leurs foutus tracts. Certaines présentations sont déjà bien rodées, d'autres manquent d'assurance. D'autre encore n'hésitent pas à empiéter sur la présentation des autres. Ça coupe la parole sans vergogne ; à la guerre comme à la guerre, pas de quartier quand il s'agit de promo ! Tiens c'est Edith Piaf qu'on entend ?!

 

   J'aurais aimé être spectateur de la parade, vraiment. Pouvoir m'enthousiasmer devant tous les costumes et la bonne ambiance. Mais d'ici, ce que je vois, c'est un amas de tout et n'importe quoi d'où s'élèvent des banderoles, drapeaux et autres panneaux publicitaires. C'est cacophonique et complètement illisible.

   Cette parade a-t-elle un sens ? Est-elle véritablement bénéfique pour les artistes ? Noyés dans la masse. Laurence Liban dans L'Express y voit un « défilé rituel […] lieu de souffrance bien cachée. Celle de la chaleur, du rythme infernal, et de la bousculade, mais aussi de l'humiliation qui consiste à se vendre »****. C'est une véritable question sur laquelle je m'interroge et que je manquerai pas de poser aux artistes que je rencontrerai. Que j'aurais pu poser aux personnes de la table d'à côté d'ailleurs (mais pas eu le réflexe). Deux artistes avec qui nous avons sympathisé, qui participent pour la première fois au Off, et qui nous ont fait part de leurs craintes concernant la grande quantité de spectacles, de leur qualité chancelante, et des manières de communiquer. Je souhaiterais vivement les rencontrer à nouveau pour en discuter.

 

   Je fatigue, je décide de rentrer. Le chemin du retour est le même que celui de la parade, alors je regarde un peu. Mais non, c'est assourdissant, désordonné, anarchique. C'est à qui criera le plus fort. Avantage aux groupes. Les spectateurs sont tassés sur les trottoirs de la rue Thiers. Parader Avenue de la République, c'était disposer au moins de la largeur de la route et faire respirer tout ça. Là j'étouffe. Et le trajet lui-même me laisse perplexe. L'Avenue de la République, c'est la première chose qu'on voit en arrivant de la gare. Y parader, c'est faire entrer les artistes dans la ville, un symbole fort pour une ouverture de festival. Et monter jusqu'au Palais des Papes c'est même côtoyer d'une certaine manière le In, c'est faire la fête ensemble et qu'importe les modes de fonctionnement.

   Débuter Place Pie et en terminer au Village, c'est se faire refermer le Off sur lui-même et marquer encore un peu plus le clivage In/Off

 

   En rentrant, Queen Icarus m'attendait, suspendue à des cintres. Demain c'est à son tour de parader.

   Pourquoi ?

 

   Icare, as-tu douté avant de prendre ton envol ?

 

   Dans la salle de bain, le miroir me renvoie les couleurs écarlates du coup de soleil qui s'étale sur mon visage. Je me soigne et j'apaise la brûlure.

* Jacques Lacarrière, L'envol d'Icare, Paris, Éditions Seghers, 1993

** Joël Rumello, Réinventer une utopie, le Off d'Avignon, Boulogne-Billancourt, Ateliers Henry Dougier, 2016

*** Programme du festival Off 2018, p.10

**** Laurence Liban, « Festival d'Avignon : Grandeur et misère du off », L'Express, publié le 08 juillet 2018 [en ligne] https://www.lexpress.fr/culture/scene/festival-d-avignon-grandeur-et-misere-du-off_1264665.html

5 juillet

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